Intervention de Miklós Szabolcsi sur Milán Füst, rédigée à l’occasion de la Foire du Livre de Franfort en 1999 En cette fin de millénaire, c’est avec nostalgie, émerveillement et épouvante à la fois que nous nous remémorons le début de ce « bref » xxe siècle, époque des grands chantiers et des grandes initiatives. Ce fut une période chaotique et pleine de promesses en Europe de l’Est, en Europe centrale, période de prospérité pour la littérature, les arts et la philosophie. Derrière cette période d’espoir, certes, la peur et un pressentiment de mauvais augure se terraient ; derrière l’ordre imposé par François-Joseph le pressentiment de la catastrophe menaçait de plus en plus clairement. Dans la littérature hongroise, nous avons appelé cette période la période Nyugat (« Occident »), du nom de la revue littéraire la plus importante. Cette époque nouvelle a débuté en 1908. Les figures marquantes et représentatives du « grand monstre » sont des personnalités d’écrivains extrêmement particulières, excessives – d’Endre Ady, le prophète et leader populaire, jusqu’à Zsigmond Moricz, l’amoureux de la réalité, en passant par Desző Kosztolányi, le poète de l’envoûtement et de la magie, ou encore Frigyes Karinthy, le grand maître ironique du sentiment que « tout est différent ». À cette liste appartient également Milán Füst (1888-1967). Lui aussi est un « grand monstre », même s’il n’existe de lui quasiment aucune biographie ; il nous faudra attendre jusqu’à une époque récente pour pouvoir connaître les détails de son parcours : une vie monotone vue de l’extérieur, mais riche et passionnant, quoi que profondément tragique, vue de l’intérieur. Grande théâtralisation, stylisation de soi-même, un rapport entre « le moi et le monde » d’un nouveau genre se dessine de bonne heure dès ses premières œuvres. Il se fera connaître en tant que poète. Dans les pages de Nyugat sont publiés des poèmes en vers libres, d’une tonalité étrange qui n’appartient qu’à lui. Accents bibliques et décors moyenâgeux – un cadre insolite dans lequel une âme solitaire, effrayée la maladie, prend la parole avec une rare force. Depuis, une controverse s’est développée autour de lui : est-ce un nouveau genre de « poésie lyrique objective » qui est en train de naître, ou s’agit-il au contraire d’un lyrisme incarné fin de siècle ? Certains le rapprochent du personnalisme de Martin Buber, d’autres y reconnaissent un arsenal de moyens propre au symbolisme tardif. Plus tard, dans les années 20 et 30, il joindra à ses poèmes plus anciens « de nouveaux poèmes » – les poèmes « anciens et nouveaux » continuant à enrichir sa voix pleine de la force de la vieillesse et de la terreur. Le poète, réellement âgé et malade désormais, clame obstinément sa solitude, alors que ses formes sont de plus en plus épurées. L’appartenance à la langue et à la nation hongroise se transforme en problème – les poèmes trouvent un ton pathétique singulier et se font plus tendus. Le monde réel autour de lui, et celui des poèmes aussi, deviennent plus grotesques, spectraux, le décor toujours plus exotique. Ses poèmes plus tardifs, qui se succèdent jusqu’à sa mort, semblent rejoindre une famille où brillent les noms de Saint-John Perse, de Valéry ou de T. S. Eliot. Mais Milán Füst n’est pas simplement un poète lyrique. Dès les années 20 paraissent les uns après les autres ses romans et ses nouvelles. Le poète de la distance, de l’abstraction solitaire, devient aussi un observateur nuancé des événements quotidiens et du rapport entre les hommes et les femmes, créant ainsi une nouvelle branche de la prose psychologique hongroise. Il n’existe sans doute pas de tableau plus suggestif de l’atmosphère pleine de terreur et d’incertitude du début des années 20 que Avent – le seul livre auquel il pourrait être comparé étant peut-être le Procès de Kafka. Certes, parmi ses œuvres en prose, le livre qu’il considérait – lui mais aussi ses lecteurs – comme le plus précieux, était son grand roman L’Histoire de ma femme : l’histoire du capitaine Störr est vraiment la représentation composée musicalement, mais aussi vécue profondément, de la crise de la personnalité, et avant tout du problème de la femme. Ce roman est jusqu’à présent l’œuvre de Milán Füst la plus traduite. Qu’on me permette de citer en priorité l’édition française parue chez Gallimard, qui – même si ce ne fut pas un véritable succès populaire – fut l’occasion d’une reconnaissance littéraire importante. Comme presque tous ses contemporains hongrois, il nourrissait un amour sans espoir pour le théâtre. Il ne put comprendre qu’à la fin de sa vie que ses pièces de théâtre, au style bien particulier, avec une forte tension dramatique (Henri IV, Catullus, Les Malheureux, Tata Mali ou autres comédies), pouvaient être montées et connaître un grand succès. D’ailleurs cette série de succès, depuis, dure toujours. L’œuvre de Füst est également riche dans un tout autre domaine. L’auteur ayant cette particularité d’être un écrivain intellectuel, une partie non négligeable de ses œuvres se présente comme une réflexion, un commentaire ou une étude philosophique ou esthétique. Le sommet de son activité dans ce domaine fut marqué par la publication d’un grand traité esthétique intitulé Vision et emportement dans l’art. Il s’agit en réalité du texte de conférences universitaires qu’il donna après 1945. Ces conférences avaient d’ailleurs pendant quelques années créé la sensation dans la vie sociale budapestoise. À l’université, c’est en lui rendant un hommage appuyé qu’on avait accueilli le poète arrivant sur son fauteuil roulant. De l’homme malade se dégagea bien vite l’acteur et le prophète à la force magique. Les figures essentielles de ces conférences à la force suggestive étaient Shakespeare et Tolstoï. L’œuvre poétique, les nouvelles, la série de romans, les œuvres esthétiques, les mémoires : telle est la liste des œuvres visibles de Milán Füst. Mais derrière cette liste, un centre absent, un « trou noir » se dissimule, une œuvre fondamentale, embusquée, qui existait bien mais qui jusque-là était restée introuvable : le Journal de Milán Füst. Lui-même déclara à plusieurs reprises à son sujet qu’il le considérait comme son œuvre la plus importante. Tout un cycle de légendes vit le jour autour de ce texte – il attisait lui-même bien sûr en partie le mythe sur ce Journal en partie brûlé. Quelques passages se transformèrent en légende, alors qu’une édition abrégée put être publiée après la mort de l’écrivain. Après tout cela, le fait qu’au cours de la Journée du Livre, en 1999, le Journal intégral ait enfin pu être présenté au grand jour, provoqua une véritable sensation. Nous avons recouvert les murs de ce petit local avec la couverture de celui-ci. Le Journal intégral constitue l’une des clés de toute l’œuvre de Milán Füst, en même temps qu’il est un ouvrage de référence de la littérature hongroise du xxe siècle. Un gros volume de 2 000 pages, un témoignage de grande richesse. Qui n’est pas un Journal au sens classique du terme, ni la simple chronique des années 1908-1944. Il y a bien une thématique – mais peu bavarde – qui fait référence à l’actualité de l’époque, aux événements de la Première Guerre, de 1920, ou de la Seconde Guerre mondiale, et cela d’une telle façon qu’ils apparaissent selon la perspective, d’abord d’un professeur d’école de commerce, puis d’un écrivain libre et indépendant. Mais tout ce qui concerne ses collègues écrivains possède une valeur documentaire plus riche et plus significative. Une sorte d’histoire secrète de la littérature hongroise est ainsi, pour ainsi dire, mise en lumière. Envies, jalousies ou encore enthousiasmes y pullulent – et l’Histoire secrète révèle plus que toute autre source la vie privée de ses contemporains, de ses amis écrivains, leurs histoires de sexe, leur caractère, leurs colères. Néanmoins, la plus grande partie du texte du Journal présente ses combats intérieurs, ses batailles, les luttes qu’il poursuit en tous sens avec lui-même. Une attitude angoissée – l’œuvre est le reflet d’un combat poursuivi avec la vie, avec la maladie, et aussi très tôt avec la mort. Il s’agit du combat d’un homme gardant en surface une attitude digne et posée, mais bouillant intérieurement. Les notes du Journal sont des fragments de discussion éternelle concernant la place de l’écrivain, son talent, sa valeur. À divers points de vue, il s’agit aussi d’un « roman dans le roman » : son combat avec l’amour, la recherche de la véritable partenaire, la rencontre avec sa femme après des liaisons de courte durée. Et c’est un roman étrange d’un autre point de vue encore, par la manière dont son étudiante s’enflamme pour lui : n’étant pas particulièrement attirante, elle deviendra finalement une partenaire qui jusqu’au bout restera avec lui, toujours prête à l’aider dans les situations difficiles. D’une manière plus générale, le désir sexuel, le combat contre la sexualité constitue l’un des motifs principaux présent tout au long du Journal. Mais tout cela est inséré dans plusieurs contextes : dans un ensemble de méditations dans les domaines de la philosophie, des sciences de la nature ou de la politologie. Füst est l’un de nos écrivains les plus attirés par la philosophie, et en même temps l’un des observateurs les plus lucides de la littérature mondiale contemporaine. De ce point de vue aussi le Journal intégral est une véritable mine. Comme la plupart de ses contemporains, c’est – en dehors de l’anglaise – la littérature germanophone de son époque qui l’intéresse le plus. Ce sont les Viennois, mais aussi les frères Mann, Georg Groddeck, Franz Kafka, ou d’une manière plus large Goethe ou Kleist, qui occupent son esprit. Le Journal est une sorte d’histoire de la littérature mondiale également. Du point de vue de l’Europe centrale-orientale. D’une manière plus large encore, il réserva une place aux grandes questions de l’époque, aux grands mouvements politiques – la naissance et le fonctionnement des dictatures, ou la question juive et la littérature, le rapport entre l’écrivain et la maladie, la psychanalyse, les controverses entre Adler et Jung… tout cela dans une écriture pleine de réflexion, très critique aussi, souvent celle d’un intellectuel amer et angoissé. Et ce qui peut-être, chez Füst justement, est inattendu et surprenant : les grandes questions de la vie individuelle, les pensées et colères relatives à cette époque terrible sont également insérées dans le Journal qui parle de l’histoire quotidienne. Plus d’une centaine d’histoires y sont disséminées, des anecdotes, des fragments autobiographiques sur l’époque. Cette série de petites histoires, d’historiettes sont les premières ébauches de l’œuvre d’un grand prosateur, en même temps qu’un diagnostic sur la vie d’une époque vue de l’intérieur, presque d’un point de vue sociologique. À travers celles-ci, la grandeur et la vanité humaine, la réputation, le sexe, le prestige social, le jeu éternel et mouvementé des soucis matériels s’étalent devant nos yeux. Dans la vie littéraire d’un pays, l’apparition d’une œuvre jusque-là inconnue se présente toujours comme un événement national. Notre maison d’édition, à la Foire du Livre de Francfort 1999, avec cette surprise que constitue le Journal intégral dans son édition désormais vraiment intégrale, a réussi à surprendre nos lecteurs hongrois, mais surprendra aussi, nous l’espérons, notre public de lecteurs étrangers.
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