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Un jour marquant de sa vie
(Texte de la Postface à la nouvelle édition allemande de L’Histoire de ma femme, roman de Milán Füst)


Au moment où Füst achevait l’œuvre la plus importante de sa vie, l’Europe était en flammes. Au cours de ces sombres journées, le dirigeant hongrois, l’amiral Horthy, guindé dans son uniforme impeccable, voyait se consumer les dernières miettes de son sens de la réalité. Sans se soucier du piètre effectif de ses troupes et de son équipement pitoyable, il déclarait la guerre à l’Union soviétique. Il contraignit les hommes juifs au Service de Travail obligatoire par décret gouvernemental. Sa gendarmerie organisa des rafles dans tout le pays contre 11 000 « juifs de l’Est » (d’autres sources parlent même de 16 000 ou 18 000), les uns arrivés au cours des années précédentes des territoires rattachés, les autres étant des réfugiés galiciens vivant déjà depuis un demi-siècle en Hongrie en tant qu’« apatrides ». On leur faisait passer la frontière près de Kamenyec-Podolski, où les Sonderkommandos allemands les attendaient, puis les liquidaient. La troisième loi antijuive avait été promulguée, durcissant encore les deux précédentes, interdisant le mariage « entre juif et non-juif » et menaçant de condamner à trois ans de prison « tout juif ayant des rapports sexuels hors-mariage avec une femme honnête, non juive, ressortissante hongroise ». Dans la rigueur de la définition de la notion de juif, le paragraphe 9 de la loi surpassa largement les lois de Nuremberg. Le sucre, la matière grasse, le pain et la farine étaient rationnés, les tout premiers lecteurs critiques des journaux étaient les censeurs officiels, et la revue littéraire hongroise la plus prestigieuse, Nyugat – dont Füst fut pendant de longues années l’un des rédacteurs – dut suspendre toute publication. Füst a toujours estimé que la littérature et les artistes devaient rester éloignés des choses les plus quotidiennes. Avec ses idées poétiques, il arrivait dans une zone dangereuse. Comme s’il était aveugle, et sourd comme la terre. Le jour même où il acheva son roman, on commençait à évacuer dans Moscou assiégée les instituts de renseignements militaires, et le communiste hongrois, géographe, officier de renseignements Sándor Radó, sous le nom de guerre « Dóra », fut donc incapable de faire suivre de Genève les informations stratégiques importantes que son groupe soutirait à grand risque du commandement militaire allemand. L’émetteur radio du « Direktor », ce jour-là, ne diffusa rien, pas plus qu’il ne capta dans les semaines critiques qui suivirent les nouvelles secrètes. En revanche, le commandement militaire allemand comprit ce jour-là qu’il ne pourrait pas obéir aux ordres de Hitler, la prise de Moscou lui donnant du fil à retordre, bien plus que prévu. « Dora » aurait dû faire savoir, depuis Genève, qu’au cours des quatre semaines précédentes, 32 000 soldats allemands avaient péri chaque jour. Il fut ordonné ce jour-là depuis Berlin la suspension totale de toute information de presse concernant le front est. Comme si toute cette infamie, toute cette misère dont tout le monde était courant sans le dire n’atteignait pas, n’intéressait pas Füst.
En fait, cela ne se passa pas ainsi. Il maintenait son travail, son œuvre principale à distance de cette actualité barbare.
Sa monomanie s’étendit jusqu’à son attitude politique,  jusqu’à l’abstinence politique. Il fut le plus grand monomaniaque de l’histoire de la littérature hongroise, le plus important hypocondriaque hongrois. Toujours au bord de l’épuisement, perpétuellement malade, vieillard dès sa jeunesse, il n’attendait, déjà, que la mort charitable. Vers la fin de sa vie, il a même réussi à se retrouver dans un fauteuil roulant, mais alors il s’en servit comme d’un trône. Ses plaintes pleines de complaisance agaçaient ses admirateurs. Et pourtant, il fit disparaître de ses œuvres tous les éléments directement autobiographiques. En-dehors de son travail, il n’avait d’inclination pour aucune sorte de confession. Monomaniaque jusque dans l’ascèse. Il ne subsiste qu’une seule courte autobiographie. Il soutenait qu’en-dehors de son travail il n’avait pas de vie. Ce qui naturellement ne pouvait être vrai, lui-même, de toute évidence, cryptant et censurant avec succès l’enfer que le destin lui avait réservé. Ce jour-là, dans sa villa de Buda tapissée de sa magnifique bibliothèque, il pestait et enrageait du fait qu’il travaillait depuis maintenant sept ans sur « cet unique travail morveux ». Il était prêt, désormais, d’y mettre un point final. La veille, il avait trouvé le titre qui lui convenait, il avait trouvé le sous-titre qui lui convenait. Conduit par son penchant à se mortifier, il écrit alors à Lajos Fülep, pasteur protestant de Zengővárkony et philosophe de l’art, qu’il considère comme son ami. Füst insérait dans la langue littéraire le parler budapestois riche en germanismes et en tournures yiddish, non seulement dans la prose, mais aussi dans sa poésie, d’une plus grande portée encore, qui sait, que sa prose ; Fülep, en revanche, estimait que Füst ne connaissait pas le hongrois. Que c’était dans les traductions que ses œuvres passaient le mieux, comme il avait l’habitude de répéter pour que l’insulte frappe plus fort.
Budapest, jusqu’à la fin du XIXe siècle, fut une ville allemande, ou en tout cas bilingue, ce qui eut – au-delà des avantages industriels ou commerciaux – des conséquences profondes sur le plan linguistique (qui persistent encore aujourd’hui). Nous apprenons par les notes de son Journal que sa mère parlait en allemand avec lui, langue qu’il entendait aussi résonner au-dessus de sa tête lorsqu’elle parlait avec le médecin, les jours où l’enfant souffrait d’une forte fièvre. Füst, par la suite, argumenta en vain, déclarant que dans l’intérêt de la pureté et du primitivisme de la langue hongroise, Fülep devrait proscrire de la langue hongroise, non seulement les mots nouvellement venus du turc et du slave, non seulement les dialectes pour préserver la pureté de l’intonation, mais aussi tout ce qui venait du latin. « Je te secoue comme un citronnier », écrit-il à Fülep dans sa rage biblique. Fülep, sur cette question, demeura un brave garçon bien de son époque, buté, narcissique, aveugle sur la réalité, et sourd sur bon sens. Plus tard, il établira même ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas qu’une langue saisisse de sa propre réalité. Le pauvre Füst, enthousiasmé probablement d’avoir enfin trouvé le nom de son héros né aux Pays-Bas, commença à dicter son manuscrit.
Cela se passa un vendredi, c’était le 17 octobre 1941 – ce qui vaut tout juste la peine d’être mentionné pour cette seule raison que le roman achevé n’intéressa justement personne, pas plus ce jour-là que plus tard. Jusqu’à ce que le roman paraisse en français chez Gallimard en 1958, puis en allemand en 1962 chez Rowohlt, Füst avait vécu et travaillé dans son pays dans un complet isolement. « Le Brillant Compagnon de route », ce sera le titre de son roman, écrit-il. Ce ne fut pas le cas, heureusement. Et son héros, écrit-il encore, s’appellera Capitaine Drőhn. Ainsi, sans même tenir compte du fait que ce type d’accent, le tréma long, n’existe dans aucun nom, ni néerlandais ni allemand. Oui, Füst est allé vraiment loin, pas seulement dans les grandes choses, pas seulement dans les petites choses. Par exemple, il voulait maîtriser ses mauvais penchants. Il utilisait son énergie intarissable pour se guérir lui-même, comme quelqu’un qui aurait voulu grandir pour accéder à son idéal humain. Par la seule force de sa volonté, il parvint à se montrer plus excessif en tout, plus qu’il ne l’était en réalité. Il était un grand excentrique, et en cela non plus d’ailleurs il ne connaissait pas de limites, puisqu’il aurait voulu être l’être le plus sensé du monde. « Une nature insupportable », écrit-il de sa propre mère. « Je le trouve bon styliste, une personne plus ou moins douée, seulement voilà je le déteste », écrit-il d’un écrivain contemporain. « Sa femme, je l’ai vomie deux fois, avant qu’elle ne vienne au monde », ajoute-t-il pour qu’il n’y ait aucun doute sur ses sentiments. « Ces imbéciles ne savent pas faire la différence entre une merde et un arc-en-ciel », écrit-il encore à propos d’un éditeur, et peut-être avait-il raison. « Il y a vraiment tout un tas d’abrutis en Allemagne aussi » – ce qui n’était sans doute guère plus contestable. « Il semble que je l’ai bien aimé. Et c’est ce qui m’agace. Car à quoi bon avoir aimé quelqu’un qui ne savait même pas aimer », écrit-il à un ami à propos d’un autre ami. « Oui je regrette bien sûr qu’il ait été malade, mais pas tant que ça, je dois bien le reconnaître, car je m’occupe bien trop de moi-même ; c’est que moi, je suis encore plus malade », écrit-il à son traducteur allemand.
Dans le cercle de ses contemporains, il n’a pas seulement éveillé de l’antipathie du fait d’avoir mélangé divers parlers, celui des ouvriers allemands, des commerçants juifs ou des domestiques slovaques qu’il faisait entrer dans la littérature hongroise comme faisant partie de sa propre langue, voluptueuse et philosophiquement très travaillée, ni en raison seulement de ses opinions scandaleuses qui l’ont parfois mis dans des situations pénibles, mais aussi, et plus que tout, en inventant et en réussissant à faire accepter – malgré la résistance des rédacteurs, des correcteurs et des typographes – une orthographe et une ponctuation très originales qui suivaient, avec ses voyelles longues et brèves et son articulation des différentes périodes, la musicalité et le rythme propre de l’émotionalité du parler budapestois. À la même époque, Móricz avait fait la même chose avec le parler paysan et les dialectes hongrois. Bartók un peu plus tôt avec la musique paysanne hongroise, slovaque et roumaine. La langue de Füst reproduit fidèlement les intonations juive et allemande de la langue hongroise, de même que l’accentuation tenue et suspendue en fin de phrase. Il modifiait l’orthographe et la ponctuation en s’inspirant de la langue réellement parlée à Budapest, et non le contraire. Lorsqu’il écrivait en allemand, il le faisait d’une manière vraiment drôle. Il écrivait gűtig, franzősisch, bezűglich, schőn, natűrlich . Une magnifique édition de sa correspondance intégrale est parue par les soins de Judit Szilágyi (Budapest, Éd. Fekete Sas, 2002), qui nous fait ainsi connaître ces lettres écrites en allemand selon une orthographe inusitée dans cette langue. Füst écrivait à l’oreille. Il utilisait le signe hongrois des voyelles longues dans le texte allemand sur les voyelles où les Allemands appuient longuement. En revanche, il n’aurait jamais écrit ce type d’accent sur ce qui est prononcé bref en allemand : dürfen, könnte, wünschen, Stück, Glück, verständigen, etc. Nous pouvons sourire en songeant que dans ses lettres écrites en allemand, qui n’étaient d’ailleurs pas sans fautes, il tenta de réformer l’orthographe allemande.

En ce même jour d’octobre, lorsque Füst, à Budapest, donna un nom définitif à son héros (il fut d’ailleurs bien inspiré lorsque, plus tard, il décida d’en changer), Gombrowicz, parmi les grands contemporains, avait déjà traversé depuis longtemps l’océan et séjournait à Buenos Aires ; Albert Camus, lui, plus près de nous, séjournait à Oran ; et André Gide, plus près encore, à Nice. Tous trois avaient fui devant l’occupation allemande. Viktor Klemperer , lui, n’avait pas pu quitter Dresde. Camus, pour ainsi dire se donner du courage, inscrivit dans son Journal le nom des grands prédécesseurs, qui avaient eux aussi composé leur œuvre en plein milieu du chaos de l’histoire humaine : Shakespeare, Milton, Ronsard, Rabelais, Montaigne, Malherbe. Dans les heures difficiles, chercher un encouragement chez ses pairs offre plus de consolation que vivre en constatant amèrement que le besoin de détruire et d’anéantir, chez les hommes, n’est pas moindre si le niveau de civilisation augmente, bien au contraire. L’élévation générale du niveau de civilisation accroît le plaisir, l’efficacité et la fréquence du carnage et de la destruction humaine. Camus avait terminé depuis presque six mois son roman L’Étranger, auquel au moins deux amis, Pascal Pia et Jean Grenier, s’étaient intéressés. Il avait engagé une correspondance avec Malraux, qui ce jour-là lui fit savoir qu’il allait parler du livre à Gaston Gallimard. Gide, au cours des mêmes heures, dans sa chambre de l’Hôtel Adriatic ouvrant sur la mer, pensait à des sujets politiques plus abstraits. Les notes de son Journal étaient adressées à ceux qui craignaient un « revirement national » pouvant influencer l’opinion publique. Face à l’occupation allemande et à la collaboration, la résistance manifestée ne pouvait être autre que nationale. Mais si une révolution est supposée nationale, écrit Gide, alors elle se place sous le signe du triomphalisme d’un parti unique. Il avait peur, apparemment, pour la démocratie – survivrait-elle à la résistance et à la collaboration nationale ? – Mais il y avait de quoi avoir peur. Gombrowicz connut un problème semblable avec le mouvement de résistance polonais : la résistance collective phagocyte le moi. Il avait peur du collectivisme national forcé pour l’individu fragile et assujetti. La question était donc la suivante : ou bien ce qui est moral n’est pas absolument utile, ou bien ce qui est absolument utile n’est pas absolument moral.
Le souci de Klemperer, en ce jour remarquable littérairement parlant, resta un souci pratique. Il lui fallait aller chez le cordonnier de la rue Planetta. Son cordonnier lui demanda de ne plus venir, qu’il envoie sa femme aryenne. Selon l’arrêté, il ne pouvait plus travailler pour des juifs. Même si lui, le cordonnier, continuait à considérer Monsieur Klemperer comme un ancien et sympathique client. Il est clair que le cordonnier aurait aimé lui aussi rester moral, pour ainsi satisfaire au principe d’utilité. Et pour que rien ne manque au cauchemar militaire de cette année remarquable d’un point de vue littéraire, le contre-amiral Horthy, au titre de généralissime du Royaume de Hongrie, déclara vite avant Noël la guerre aux États-Unis. La déclaration de guerre ne fut pas prise au sérieux, du fait que le fonctionnaire du gouvernement alors en poste à Washington ignorait où se trouvait ce pays, se demandant où était son roi, puisqu’il s’agissait d’une royauté, et, si son dirigeant était un amiral, où se trouvait sa flotte de guerre et pourquoi il n’y avait pas de mer…
Mais Noël était encore loin. Dans la phrase qui suit, dans sa lettre importante d’octobre, Füst est pris de doutes sur l’opportunité du nom finalement trouvé. Il lui aurait dû s’occuper des questions de détails les plus importantes. « Dora » aurait dû trouver sur le réseau le « Direktor » avec ses informations importantes. Il était en mesure de lui communiquer que la Wehrmart, d’après ses propres calculs, avait perdu jusque-là 1 250 000 soldats, et qu’au cours des opérations militaires il y avait eu 1 300 000 blessés allemands. Füst, pendant ce temps, écrivait à Fülep : « Ce nom, Drőhn est toujours trobeau [sic] pour moi ». Ses doutes étaient justifiés ; il fut en effet bien vite évident pour les germanophones, puisque le nom ronfle, chante, gronde, fulmine, claque et vibre, qu’il évoquait en allemand tout ce que font les vagues de la mer, lorsque elles se cognent, se brisent, retombent contre les rochers, puisqu’en allemand, ce mot connote réellement tout cela avec sa voyelle longuement tenue. On entend l’écho de la détonation, des combats aériens qui grondent avec ce verbe en allemand. Ce nom, pour un capitaine de navire rudement bien bâti écrasant son corps de cent cinq kilos et son esprit sans masse sur l’amour qu’il porte à sa petite femme fragile et sur sa jalousie à l’œuvre insidieusement, est trop beau et trop parlant. Dans ce cas-là, mieux valait le nom de Störr, qui en octobre déjà, souligné deux fois, se trouvait sur sa liste. Ce qui à la rigueur pouvait bien désigner un homme qui dérange à tout bout de champ. « J’ai mis sur le papier à peu près quatre mille noms, mais pas un seul ne convenait. Parce qu’un nom doit être convaincant, et s’il est trop beau, trop ronflant, alors il n’est pas vrai, alors c’est l’écrivain qui l’a inventé. Et pourtant, il faut bien quand même qu’il soit ronflant. J’aurais voulu un nom fruste, ma première idée, c’était Leimrock (Jakab) ; mais en entendant ce nom, mes amis écrivains allemands se sont moqués, disant que c’était comme si on appelait quelqu’un en hongrois par exemple « paprika ». Alors eux, n’étant pas d’une compagnie particulièrement raffinée, ils m’ont suggéré les noms les plus admirables d’anciens marins – les ânes. Les noms les plus beaux et les plus caractéristiques sont de mauvais noms. Les gens de la mer, ils doivent avoir le même nom qu’un dentiste, ça c’est bien. Et même plus : un Hollandais, donc, il faut qu’il ait un nom français, ou allemand, et pas quelque chose comme Van der Boschke, ou autre chose du même genre – la Hollande étant justement assez proche du passé français, ou allemand. Et maintenant je suis en crise ; est-ce que je ne devrais pas plutôt choisir parmi ces noms (qui me sont venus à l’idée cette nuit) : Kuppert, Raschaba, ou Elvehjem ? C’est le dernier que je préfère, mais n’est-il pas trop lourdaud ? (Mon héros, je note que c’est un difforme crétin, et an amour particulièrement, c’est même de ça que parle le roman.) J’ai peur aussi que ce nom éveille le soupçon d’être juif. »
Difficile aujourd’hui de comprendre cette peur sans éprouver un certain malaise. Pourquoi un capitaine de navire néerlandais ne pourrait-il pas avoir un nom juif ? Qu’est-ce qu’il entend par « éveiller des soupçons » ? Pourquoi questionne-t-il justement Fülep qui, sous prétexte de critiquer sa langue, lui avait jeté plus d’une fois à la figure ses origines juives ? Comme si l’on pouvait décider librement de son sexe, de son nom, de ses origines. Comme si tout pasteur protestant, tout philosophe libre, tout écrivain hongrois ne pouvait décider sans le recours à Dieu s’il devait écouter les paroles de sang ou plutôt celles du bon sens. De la même manière probablement ils décidèrent librement, sur cette question bien préparée à l’avance du vol et du fratricide, jusqu’où ils pourraient aller dans leur réflexion sur la tribu, le sang et la race. Quand et en quoi suivraient-ils ce qui est moral, quand et jusqu’à quand ce qui est utile ? Serait-ce jusqu’à ce que tout le cloaque scientifique et politique nous monte jusqu’au cou et finisse par nous étouffer ? Füst, avec sa sainte naïveté professionnelle, s’est tourné avec sa question pour solliciter Fülep. Sa question était rhétorique, poétique et masochiste, et Fülep n’est pas le seul à ne pas l’avoir comprise ; elle n’était pas si simple si l’on tient compte de sa situation personnelle. Sous le régime des trois lois hongroises anti-juives, Füst cessa de jouir librement du statut de personne juridique, mais c’est justement pour cette raison qu’il lui fallut trouver un moyen pour au moins ne pas laisser place à certains bavardages racistes dans la littérature romanesque, devenus de plus en plus fréquents même dans le cercle de ses amis. Dans son roman, il a réussi à retrouver ce moyen littéraire très subtil et très complexe de la distinction négative sans aide ni conseil d’aucun ami.

En revanche, il a dû demander à Mária Radákovitch, qui lui avait rendu visite avec sa cousine, « une autre comtesse », de « ne plus jamais revenir » ; il les mit carrément à la porte de son appartement. « Il se trouve que ces jeunes femmes n’étaient pas ferventes du régime allemand, mais elles commençaient à hésiter, prête à tomber sous le charme de celui-ci. » La réserve sur le plan politique de Milán Füst, motivé poétiquement, prend fin à ce moment-là. « Parce que c’est une question à laquelle je suis extrêmement attaché, elle est si importante pour moi. Alors si quelqu’un sur cette question est trop indulgent, s’il est gentiment condescendant, si son sens moral n’est pas catégoriquement exigeant sur ce point : s’il ne rejette pas définitivement, dégoûté, ce qui est ignoble et meurtrier, ce qui est abject, ce qui est l’inhumain jamais égalé dans l’imagination humaine, il n’a rien à faire avec moi. Et non pas pour des causes existentielles – parce que ce régime pourrait me menacer moi aussi d’un péril de mort – mais purement en vertu de mon indignation d’homme, étant donné que ces inhumanités n’ont pas eu lieu au XVIIe siècle (lorsque les Anglais étaient ici ou là tellement inhumains, justement), ni il y a vingt-cinq ans, (un temps désormais révolu), mais parce que c’est maintenant qu’elles se sont produits, ici, à côté, sous mon nez. Je sens encore l’odeur du sang. » Cela, il ne l’écrit pas comme un principe de philosophie générale, mais il l’écrit dans l’indignation à un autre de ses amis, le colonel Gyula Kovács, qu’il a lui aussi expulsé de sa vie. « Ça n’est pas de la rigolade, mon Ami ; dans cette question il n’est pas possible de s’entretenir avec moi gentiment, le sourire aux lèvres, ni plaisanter, ni être équitable. » Avec son collègue plus jeune, Tibor Déry, qui n’était pas un talent moindre que lui, il avait déjà trois ans plus tôt soulevé la question : « Là-dessus s’il te plaît ne va pas trop loin, et garde ta faculté de jugement, car cela est digne de toi. Ne fréquente pas trop tous ces jeunes désinvoltes pour ricaner sur le patriotisme actuel et contraint des juifs. Parce que les contraintes des juifs, c’est bien le moment de dire qu’elles sont tragiques. Il n’y a pas de quoi en rire, pas de quoi en ricaner, mon Ami – c’est terrible, il y a de quoi pleurer. Et si ça avaient été des Arméniens, je n’en aurais pas moins éprouvé la même chose.  De la même manière que j’ai trouvée abjecte la petite nuance avec laquelle Hollós glorifiait les capacités de Hitler, j’ai été fâché de voir que toi, qui est mon Ami, mon cher Ami, tu étais capable de ricaner des tentatives désespérées d’un peuple traqué jusqu’à la mort – aussi ridicules puissent-elles être ! Parce qu’enfin, il s’agit de leur vie, oui ou non ? » Si l’on considère la date de ces lettres, il vaut la peine de noter que Füst avait donc dû savoir beaucoup plus tôt à Budapest tout ce que, à ce que qu’on dit, ni Leni Riefenstahl ni Wilhem Furtwängler ne savaient, même plus tard, à Berlin, tout ce que Martin Heidegger ignorait à Freiburg, tout ce que Winifred Wagner ignorait à Bayreuth. Tout ce que même Albert Speer ignorait lui aussi, tant il était occupé avec son art architectural. Quant à Thomas Mann, il avait eu, à Zurich, bien des difficultés à admettre les faits. Il eut tellement peur, en toute innocence, de perdre son titre d’académicien de merde et ses droits d’auteurs, que sans l’aide autoritaire d’Erika et de Klaus, il ne se serait peut-être jamais rendu compte de ce qui s’est passé dans son pays. Mais le pire, c’est encore que les gens, malgré toute une expérience négative de ce genre, continuent à s’en arranger jusqu’au jour d’aujourd’hui, avec une candeur et une bienveillance apparentes. Depuis, avec un tel amour de soi-même, ils soignent leur apparence d’ignorance et d’ingénuité, fructueuse sur le court terme.
Nous savons par la toute dernière note de son Journal datée du 15 mars 1944, que Füst, à Budapest, connaissait l’existence des chambres à gaz, ce que personne ne savait, dit-on, en Allemagne.
Si en tant que romancier il s’est intéressé exclusivement à la vie des personnes « non juives » en les suivant dans leurs voies les plus secrètes : un homme hollandais, une femme française, une jeune femme anglaise, etc. – et pourquoi n’aurait-il pas pu les suivre (si chacun, du moment où il naît, est avant tout un être humain) ? – alors, dans l’esprit des Lumières et de l’humanisme européens, au sens politique le plus profond de ces termes, il a donc pour sa part ignoré les lois barbares et les cauchemars de la science qu’il ne pouvait ni ne savait éviter en tant qu’individu. Dans la conscience de Füst, trop exigent dans les questions esthétiques et éthiques, quelque chose de semblable avait peut-être effleuré son esprit vingt ans plus tôt, alors qu’il avait voulu protéger de tout engagement politique le jeune Déry qui lorgnait du côté du mouvement communiste illégal : « La prise de position politique et nous – unter uns gesagt  : enfantillage. » L’ironie de la chose, c’est qu’il mit un terme définitif à son amitié avec Déry et avec Kovács, alors qu’il pardonna au bout de quelques semaines à Mária Radákovitch. Probablement parce que le mari de celle-ci mourut brusquement quelques semaines plus tard, et que face à cela il n’aurait pu faire durer sa colère qu’au prix d’une insensibilité.
« Bien, mais maintenant, ça suffit. Excusez-moi d’avoir passé tant de temps à m’occuper de ce problème bêbête. – À vrai dire, je suis en train de dicter maintenant ce qui fut mon enfer pendant sept années. Pendant ces sept années, Dieu me soit en aide ! il n’y a pas eu un jour ni une nuit sans que j’aie pensé à ça. Cela paraissait sans solution. Il y a des scènes que j’ai écrites, non pas quarante fois, non pas soixante fois, mais six cents fois, parce que je me disais : Je ne me laisserai pas abattre, et je ne mettrai aucun faux marbre dans un si bel édifice. » Füst n’était jamais satisfait de rien, et non pas seulement en ce qui concernait les noms. Il jouait de son mécontentement perpétuel. Du moins quand il ne se portait pas aux nues. Jouer à dire du mal de lui-même était l’une de ses distractions favorites. Tout au long de sa vie, toujours encore et encore il ré-écrivait ses œuvres, toutes, y compris les poèmes. En procédant ainsi, il les réécrivait trop, ce qui n’échappait pas non plus à son attention. Sagement il retournait, il revenait à la première version, à la version primitive, il remodifiait. Pour Füst, avec le temps, la patience envers soi-même est devenue l’une des vertus les plus importantes de l’écrivain. La première version ne nous montre pas seulement ses propres phrases à l’état brut, celles dont, par simple exigence esthétique tout auteur qui se respecte souhaite se libérer, mais aussi l’originalité de la phrase originale, qui à ce moment-là remplit d’épouvante tout auteur qui se respecte. D’une certaine façon, ce sont les tentatives d’écriture et de réécriture qui sont pour Füst à l’origine de la version provisoirement définitive, laquelle contient en elle-même les tentations de modifications et toutes les tentatives vaines et du même coup un peu de son désir d’éternité. Ce qui conduit à une seule et essentielle conséquence relativement au travail de l’écrivain : il n’y a pas de phrase définitive, bien que la phrase ne puisse renoncer à l’exigence de son caractère définitif ; elle est donc accidentelle non du point de vue du hasard, mais du point de vue de l’éternité. Füst n’a écrit qu’une seule œuvre, mais elle ne fut pas définitive du point de vue de l’éternité. « À dire la vérité : j’ai environ vingt mille pages d’esquisses – dans le grenier il y a des valises et des coffres qui en sont remplies », écrit-il à Fülep en ce jour marquant de sa vie. Il y avait là probablement une bonne dose d’exagération, ou plutôt de vanité, de mortification. « J’ai encore eu un problème : il faudrait que ce soit un style négligé, comme si ce que disait celui qui parle lui venait à l’esprit sur le moment même (bref, suggérer qu’il improvise, lorsqu’il parle, in statu nascendi) – et que ce style lapidaire et négligé contienne tout ce dont il y a de plus en plus besoin d’un point de vue structural – et en outre qu’il ait même son rythme de phrase. Parce que je ne suis plus aujourd’hui capable d’écrire des phrases arythmiques. »
La version provisoirement définitive de la phrase entraîne pour ainsi dire avec elle-même l’histoire spécifique de ses formulations successives – c’est ce qu’exige la méthode littéraire de Füst. Il n’est pas besoin d’être un lecteur avisé pour entendre dans le texte les décisions intermédiaires, les renonciations contraintes, les insuffisances clairement signalées qui ensuite donnent un sens caractéristique à la distorsion et au travestissement du texte. Il doit donc en être ainsi, puisque l’univers n’est pas symétrique, même si, avec des phrases construites rythmiquement, on peut rendre présent le désir de symétrie. Du fait de son développement continuel et de la polychromie des genres littéraires, l’œuvre de Füst, composée de pièces dramatiques, de poèmes, d’essais, conférences universitaires, récits, romans, journaux et lettres, parvient à une unité extraordinaire tout en restant incomparablement contingente. Ce qui est provisoirement définitif est vérifié au même titre que ce qui est accidentel ou fantaisiste. Une masse de textes, qui est passé plusieurs fois auparavant, avec toutes ses phrases, par toutes ses versions possibles, et un auteur qui, avec ces versions, est passé par tous les genres et tous les styles.
Par son attention obstinée et passionnée – cette attitude ayant conduit l’œuvre principale de Füst, L’Histoire de ma femme, à se détourner non seulement des polémiques universitaires et politiques, mais aussi de l’ensemble du monde obscène (de tout ce que la littérature a reproduit plus tôt en tant que structure ordinaire des rapports sociaux) ; sans oublier ni renoncer à son objectivité à aucun moment, il s’occupe exclusivement du monde extérieur vu de l’intérieur, des complications, des lieux intimes et des abstractions de l’âme que nous connaissons tous – il est quasiment unique dans la littérature européenne. Il n’existe qu’un seul précédent dans la littérature, ce sont Les Liaisons dangereuses, le roman par lettres de Pierre Ambroise François Choderlos de Laclos. Et il n’y a pas que les thématiques qui sont semblables dans les deux œuvres ! L’usage de la langue est également semblable. Et s’ils ne s’attachaient tous deux qu’à la force expressive de la langue contingente ! Mais ils sont l’un et l’autre attachés aux fautes de langue. Ce qui veut dire que la moindre perturbation à connotation littéraire dans laquelle le locuteur apparaît en tant qu’auctor de langue maternelle, transmet en même temps sans contrôle le mode expressif du milieu social dont il est originaire. Ces deux choses non contrôlées, ils ne les censurent pas, ils ne les qualifient pas, mais ils les contrôlent en tant qu’écrivains, et surtout ils y prennent un plaisir fou. C’est pour cela que, dans la masse des rôles sociaux, des changements de rôle, des variations de rôle, ils ne se perdent pas. Comme si c’était grâce à leur sens de l’orientation qu’ils étaient infaillibles. Ils transcendent la thématique même de leur roman ; leurs thèmes courants appartiennent au monde phénoménal ordinaire. À tel point même que Füst était incertain quant au choix du thème de son roman. Même s’il ne faut pas exagérer son incertitude : elle fait partie de la rhétorique d’un philosophe qui évalue son propre travail et se permet d’être insolent envers lui-même. Et puis il s’obstine de manière tout aussi rhétorique : non, c’est la seule chose dans laquelle il ne pouvait pas se tromper, le choix du thème.
Füst et Laclos séparent clairement les choses dans lesquelles on est libre de choisir des choses dans lesquelles on ne l’est pas. Ils ne considèrent pas comme une qualité personnelle l’instinct animal, mais comme source d’énergie du fonctionnement sensitif et affectif (à comprendre : l’amour individuel). Même si on ne peut pas renoncer librement à cela, ni l’imiter impunément non plus. Il y a toutes sortes de choses chez les êtres humains qui sont en dehors de la personne propre – la source des énergies sensitives et affectives est l’une d’entre elles. Si on ne perçoit pas cette petite nuance, cette petite découverte, non seulement l’histoire individuelle de l’homme mais aussi l’Histoire avec un grand H ne sont pas compréhensibles. Laclos à la veille de la Révolution, Füst en plein milieu de la conflagration mondiale, arrivent à la découverte ou à la redécouverte de cette petite différence. La jalousie cuisante et l’inclination à la tromperie ne sont pas une cause, mais une conséquence à leurs yeux, un aboutissement humain de la gestion de l’énergie animale. Dans l’amour individuel les deux mondes, animal et humain, se rejoignent. Tous les deux s’étonnent de la manière dont il fonctionne, indépendamment de la personne, et le traitent donc comme un phénomène naturel, avec affection, avec stupeur. Ils ne font pas de sentiment, ne tombent pas dans la peur panique, mais ne l’utilisent pas non plus en vue d’un jugement moral, comme leurs héros. Ils ne briguent pas le pouvoir sur les autres avec cela.
Ils ne font que contrôler par l’intermédiaire du langage le fonctionnement de la matière dans ces modes qui se rejoignent et se contentent de placer dans un contexte historique tout ce qui dépasse le personnel dans une personne. Le roman de Laclos est le pilier de la période de l’individualité, le roman de Füst la dernière pierre de l’époque individuelle. Laclos est frivole et sarcastique, Füst est poseur et ironique. Ils racontent comment se transforme le rôle que jouent ces héros (à comprendre : son glissement, son errance entre animal et humain, entre tragique et comique) et le plaisir intellectuel, collectif et dangereux que procure un tel rôle, seul espace ouvert de l’amour caché ; comment les héros perdent leur sensualité au profit de l’intellectualité ; et enfin, comment ils perdent ce qui est le plus important, l’autre, dans le plaisir du jeu de pouvoir cruel et sournois. À travers le manque de l’autre ils arrivent au gouffre le plus profond de l’individualité. La liberté individuelle n’existe qu’à travers l’autre et non pas contre l’autre. Finie la frivolité, finie la pose ; la causticité et l’ironie ne peuvent infléchir en rien une fin si terrible. Dans la tragédie, nous voyons avec eux au-delà de l’individuel ; c’est là que réside le chaos.
Füst, j’aurais pu le rencontrer. J’avais entendu parler de ses conférences légendaires à l’Université ; mais lorsque j’eus enfin rassemblé tout mon courage pour aller l’écouter en compagnie d’un ami turbulent, nous apprîmes finalement que sans aucune raison particulière il avait été mis à la retraite. Ce fut un soulagement pour moi de ne pas devoir aller le voir et entendre. Même ceux qui s’enthousiasmaient pour lui ou appréciaient sa grande culture, eux aussi parlaient de lui en mauvais termes : ils se moquaient de lui, le critiquaient, son cabotinage mettait tout le monde dans l’embarras, ou répugnaient carrément. Il a vécu dans des dictatures, et a dû se sentir comme un souverain détrôné, qui traîne sa vie aux crochets des autres sans mener le train de vie de la cour ; la dictature n’apprécie guère les fortes personnalités, la dictature n’est pas prévisible, les acteurs d’un tel régime n’ont jamais à se justifier sur rien ; ceux qui sont soumis, eux, se méfient de tout ce qui brille, ils préfèrent le camouflage. La rythmique magnifique de ses vers libres a frappé très tôt mes oreilles, en revanche je me suis senti étranger à son œuvre maîtresse en prose pendant de longues décennies. Mes illusions concernant l’animal et l’humain m’avaient empêché de le comprendre.
C’est peut-être pour cela qu’il a choisi pour nom de plume « füst » [fumée], pour alléger le poids de sa personnalité avec un nom à connotation aérienne. Avant la parution de sa première œuvre littéraire, il s’appelait Milán Furst. Il n’attendit même pas l’autorisation du ministre de l’Intérieur pour prendre le nom de Füst. Le nom Herceg [Prince] lui aurait bien convenu, mais à la vérité il ne venait pas d’une famille aristocratique. Même si son père, un homme de fait très avenant et élégant, avait, dit-on, fait partie dans sa jeunesse de l’entourage du souverain serbe Milan Obrenovičegrave – son fils ayant plus tard reçu pour cette raison le nom de Milán Konstantin. Il n’existe aucun élément indiquant la fonction qu’aurait occupé le jeune père à la cour du jeune roi serbe.  Si ce fut vraiment le cas, et non uniquement Füst qui a inventé cette légende, il est alors probable qu’il se soit beaucoup diverti. Cela se serait passé au moins dix ans avant la naissance de Milán. Il est mort alors que son fils était âgé de 8 ans, suite à une longue maladie, fonctionnaire sans travail, sans que l’on sache quel poste il avait occupé auparavant. Dans la vie de Füst, il y a en effet de nombreux éléments de ce genre qui, probablement, ne pourront jamais être élucidés. De même que nous ne savons pas précisément non plus de quelle manière finalement, pendant l’occupation allemande et le règne des Croix fléchées, il a fui avec sa femme. Tout ce que nous savons, c’est qu’ils avaient une sorte de sauf-conduit – mais le sauf-conduit n’a pas empêché nombre de gens d’être fusillés sur les bords du Danube. Par une lettre écrite à Fülep Lajos après le siège nous savons que « Le Chevalier capitaine-intendant militaire Dezső Hámory de Gárdony nous a sauvé la vie » ; mais sans plus de détails.
Selon toute probabilité, l’hypothèse que la famille Fürst ait été de souche baronniale fait également partie des légendes familiales, voire de la pure imagination. Cela reste dans le flou, son biographe n’ayant pas cherché à le savoir. L’ouvrage de Béla Kempelen en trois volumes intitulé Les Familles hongroises juives et d’origine juive (Budapest, 1939) ignore cette famille baronniale (The Peerage et Le Gotha ne la mentionnent pas davantage). Il n’est pas impossible que le père de Füst, sans fortune, se soit hissé jusqu’aux cercles les plus élevés en prétendant appartenir à une lignée anoblie au milieu du XIXe siècle, et porteuse effectivement d’une particule, la famille Fürst Maroti, une lignée extrêmement riche ; et la famille Engel Jánosi ayant un lien de parenté avec eux ainsi qu’une position sociale tout à fait identique, c’est donc de là que les légendes auraient pu tirer leur origine. Mais il faudrait aller plus loin. Tout cela est pour moi trop romanesque. Il est un fait en revanche que le prince Thurn und Taxis avait épousé avec une dot de 6 millions de couronnes en espèces la demoiselle Lola Krausz Megyeri, anoblie depuis peu. Ida Krausz Megyeri se maria ensuite avec Jakab Fürst Maroti, et à partir de là, tout cela a dû monter à la tête de la famille Fürst.
Füst méprisait profondément tous ceux qui cherchent un lien entre les éléments biographiques et les œuvres. Il aurait pourtant été préférable de faire des recherches plus approfondies plutôt que de se contenter de ses légendes et ses affirmations. Lorsqu’une famille hongroise d’origine juive cherche, au sens propre ou au sens figuré, à s’anoblir, cela ne démontre pas seulement une tendance à créer la légende d’une famille donnée, mais cela nous entraîne vers une réalité parmi les plus ancrées de la Hongrie libérale (au sens classique), à savoir que l’aristocratie féodale et la bourgeoisie ne contractaient pas seulement une union politique. L’une et l’autre voulaient combler le manque de développement interne de la Cité, l’urbanité – c’est ainsi que cette union, significative d’une époque, se réalisa effectivement. Il a fallu deux guerres mondiales et deux dictatures pour qu’il soit mis fin à des liens promettant des avantages réciproques, source d’inégalités et de conflits. Désormais il n’en reste aucune trace, le souvenir de cette époque libérale ne reste même pas. Il n’y en avait pas, il n’y a en pas eu, et c’est pour cela, hélas, qu’il n’y a pas de Hongrie bourgeoise. L’aristocratie n’est pas parvenue à apprendre ou à acquérir les vertus bourgeoises. Les nouveaux riches du commerce et de l’industrie n’ont pas réussi à accéder au rang de patriciens, ils n’ont pas eu la patience d’attendre ces quelques décennies. Ils n’ont pas eu de temps pour ça. La Monarchie austro-hongroise s’est écroulée sur leur tête. Dans les œuvres de Füst, ce sont justement la régularité, la logique et les thèmes de la faillite individuelle qui nous permettent d’établir les origines sociales de ces déviations dont lui-même ne s’occupe pas directement. Il ne sort pas d’un tel moi, celui qui ne veut rien connaître de son passé. Son œuvre est devenue impérissable justement en raison de cette double négation.
« Nous habitions dans la cuisine, dans la plus grande saleté et dans la plus grande misère. – Ma mère sanglotait bruyamment dans la rue et priait en espérant que Dieu la soulage de cette misère – de cet homme bon à rien : mon père. – Et même si nous étions à l’évidence oppressés par tous ces soucis – d’une certaine manière pourtant j’étais entièrement pris dans un rêve : je ne prenais pas cela vraiment au sérieux. J’étais un enfant brouillon, je ne savais pas ce qu’était un peigne, et une fois, à l’âge de sept ans, je fus étonné d’entendre que les gens avaient l’habitude de dîner : – je ne savais pas encore ce que c’était, le dîner –, alors plus tard, l’un des symboles les plus importants de la vie normale devint pour moi la pensée d’un dîner normal. – Mon père est mort – et je n’ai rien ressenti à sa mort : – je me lamentais violemment. – Ma mère se retrouva avec mille forints en poche : – et elle commença à entraîner avec elle sur le chemin de l’imploration – l’enfant chétif, maladif (mal aux yeux, mal aux oreilles, anémie, pneumonie) – comme un symbole de la misère ; elle se lamentait, elle implorait (nos parents aisés étaient mauvais, hautains, et ils avaient honte de nous). Finalement, on lui donna un débit de tabac. Alors elle commença à travailler [tous les jours], de cinq heures et demie du matin jusqu’à minuit. Elle se tuait au travail. Pendant un an et demi nous avons dormi par terre dans un coin de la boutique – nous n’avions pas d’appartement –, elle avait peur et faisait des économies. Elle-même faisait la cuisine, le ménage, tenait la boutique, et me soignait lorsque j’étais malade – et j’étais toujours malade. – Elle n’a engagé aucun domestique, aucun aide pour la boutique car elle était terriblement méfiante – elle avait peur qu’on la vole. Moi aussi elle m’a très vite accusé – et ce fut peut-être pour cette raison-là qu’à l’âge de neuf ans, une fois, dans une intention suicidaire je me suis tapé sur la tête avec une cuillère à soupe. Nous avons vécu – dans la plus grande crasse, dans la pauvreté – au milieu de craintes continuelles, atroces, qu’un concurrent arrive, ou qu’on nous retire le pain de la bouche. Ma mère, pendant des années, n’est pas sortie : la boutique était ouverte même le dimanche. Nos grandes luttes commencèrent très tôt : la haine terrible de deux êtres dépendant l’un de l’autre. » Il est là encore possible que chaque phrase de ce texte soit un pur effet de style. Puisque il a quand même pris des cours de violon avec l’un des meilleurs professeurs de Budapest. Il a souffert de pneumorragie, a été envoyé à Abazzia  pour une cure, où il s’est d’ailleurs senti heureux pour la première fois de sa vie. À partir de là jusqu’à la veille de l’occupation de la Hongrie par les Allemands, il a tenu un Journal. Sa villa fut bombardée, mais il avait quand même une villa ; presque le tiers des Journaux a été détruit, mais il en restait encore les deux tiers. Avec sa femme, écrit le poète chassé de son appartement par les bombes, ils ont vécu sur un matelas jeté par terre dans un vestibule sans chauffage ; mais d’après la communication amicale de Judit Szilágyi, même cela, ça n’était pas tout à fait vrai. Ils habitaient chez le beau-frère où ils avaient leur lit, où ils avaient leur propre chambre. Ses phrases ont été emportées par l’élan de ses visions, et ses visions étaient loin d’être irréelles. Il allait et venait, dans sa vie de grand créateur, entre deux univers très éloignés, la vision et la réalité. Avant cela, il avait quand même fait ses études secondaires, et à côté de l’allemand, il avait appris l’anglais, et jusqu’à un certain point le français, il avait fait des études de droit, puis passé son doctorat dans cette discipline ; il enseigna, se maria, et même s’il s’était promis de ne jamais se laisser entraîner à de telles choses – comment en effet peut-on renier ses propres ancêtres ? –, il s’était converti à la foi catholique, et ainsi de suite. Sa femme tout de même venait d’une famille aisée, et l’a entretenu pendant des dizaines d’années. Et finalement, comme il apparaît dans leur correspondance, ils ont réussi au terme de leur vie à s’aimer sérieusement l’un l’autre.
J’ai rencontré une fois Erzsébet Helfer, alors qu’elle était déjà veuve. Elle était habillée comme si le siège de la ville n’était toujours pas fini. Elle portait péniblement une valise en carton usée de taille moyenne. Dans sa valise elle portait avec elle non seulement des manuscrits inédits de Füst (c’est également comme ça qu’elle s’était rendue à la Foire de Francfort), mais aussi, dans une boîte à part, ses petites pâtisseries faites maison (elle en avait apporté également pour la Foire de Francfort). On disait qu’elle savait faire les meilleurs petits gâteaux de toute la ville. À ceux à qui elle présentait les manuscrits en vue d’une éventuelle publication, elle offrait des petits gâteaux. Avant sa mort, sur sa propre fortune et sur les revenus de l’héritage de Füst, elle créa un Prix. C’était alors, pendant la dictature, le seul Prix décerné par un jury indépendant. J’ai fait parti des premiers qui reçurent le prix Milán Füst, et nous nous attendions tous à ce que la veuve du grand écrivain soit présente à la cérémonie. Elle n’était plus capable de se déplacer, mais nous avait préparé ses divins petits gâteaux et les avait envoyé sur un plat.
Füst préférait passer sous silence cette vie assez ennuyeuse, petite bourgeoise, mais loin d’être sans événements, ces gâteaux, cette villa et le reste, ou plus exactement il ne leur laissait aucune place probablement dans l’intérêt de son travail. Il était occupé par les conséquences psychiques des conflits et des dégradations sociales. Les événements de la vie l’ennuyaient mortellement, mais son ennui se révéla extrêmement fructueux artistiquement parlant. Sa monomanie s’est probablement construite sur cet ennui dévorant, et c’est sa répugnance à l’égard de la masse et de la vulgarité qui a pu être à l’origine de son hypocondrie. Dans sa poésie, il s’occupait jusqu’à la préciosité, jusqu’à l’affectation, de la seule personne lyrique étant à sa disposition : le moi, le moi, le moi ; dans sa prose en revanche il s’est occupé de la brutalité de la vie la plus intime des gens avec qui cet unique narrateur, moi, moi, moi, se trouvait dans un rapport passionné et vide de sens. Dans ses romans comme dans sa poésie, il donne une description psychologique sans concession des passions et des souffrances humaines ; ses héros, eux, ou bien il les confrontait aux régimes politiques répressifs de son époque, dans lesquels lui-même était contraint de vivre ; ou bien il trouvait quelque chose d’autre à la place. Concernant sa propre vie, il ne laissa toutefois rien dans le vague et n’affabula pas comme s’il avait eu quelque chose à cacher, mais plutôt parce que les dictatures l’ennuyaient à mourir, tout autant que les misérables qui vivaient dans ces régimes en se cachant. À ce moment-là il inventait des mondes, ou bien il enjolivait pour ainsi dire le monde réel. Face à la banalité du mal, il héroïsait l’esprit, il héroïsait l’art et la littérature. Mais pas lui-même. Dans ses œuvres, même son héroïsme esthétique qui servait à le protéger lui-même tous azimuts n’est pas visible. Milán Füst fait partie des auteurs lucides les plus importants de la littérature mondiale, mais je ne veux pas dire par là que sa lucidité n’est pas scandaleuse ni qu’elle n’est pas douloureuse. « Un bon conteur ne peut pas être réaliste », écrivait-il quelque part dans son Journal.

PETER NADAS

(Traduit du hongrois par Thierry LOISEL et Anett BARNA.)