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Jeu d’ombre sur chœur objectif

Jeu d’ombre sur
chœur objectif

À propos du poème
 Écume dans le brouillard
de Milán Füst

Le premier volume de Milán Füst, paru en 1914, l’un des cycles de Változtatnod nem lehet (« Il t’est impossible de changer »), est intitulé Objektiv kórus (« Chœur objectif »). Pour ce cycle, Füst ajouta, d’une manière insolite qui lui était tout de même très caractéristique, une note en bas de page dans laquelle il expliquait ainsi le sens de l’expression : « Par chœur, j’entends une sorte de poème dramatique qui serait récité par un Coryphée imaginaire accompagné musicalement par ses compagnons représentant la multitude, c’est-à-dire parlant objectivement. » Les esprits les plus clairvoyants de l’époque (Karinthy,  Kosztolányi) ont immédiatement perçu le caractère particulier de cette « objectivité » dans la poésie de Füst, et ils ont essayé de l’interpréter. Dans les années 1910, parler de l’objectivité d’un poète lyrique, même si ce n’était pas chose courante, n’avait semble-t-il rien de d’étonnant. La note explicative de Füst réduit quelque peu le domaine d’interprétation du mot « objectivité », puisqu’il assimile celle-ci à la voix de la collectivité imaginaire. Il songe aux chœurs des tragédies grecques, où la collectivité en sait plus que l’individu en même temps qu’elle représente la sagesse supérieure : elle est dans un rapport direct avec le Destin.
Mais l’objectivité, dans le sens que souhaite donner Füst à ce terme, ne fait pas pour autant disparaître le Moi, qu’elle désigne comme Coryphée – Coryphée en tant qu’il s’exprime lui-même tout en exprimant la doxa, la sagesse représentée par la collectivité. J’examinerai ici cette question à travers l’analyse de Habok a köd alatt (« Écume dans le brouillard »), pour moi l’un des poèmes les plus mystérieux de Milán Füst.
Ce poème fut composé en 1927 ; nous en trouvons une première version dans le Journal de l’écrivain. Il est justifié de parler d’une variante, puisque conformément à son habitude, Füst remania le texte pour chaque nouvelle édition, et même de manière importante. Je reviendrai un peu plus loin sur cette question des variantes. Le texte que je considère comme définitif, c’est celui qui se trouve dans le volume Füst Milán Összes Versei (« Poésies complètes ») paru aux Éditions Magvetö, et qui pour l’essentiel s’accorde avec le texte du volume publié en 1948 sous le titre Szellemek utcája (« La Rue des fantômes »). Les variantes réellement significatives apparaissent en fait entre la première publication parue le 16 novembre 1927 dans Nyugat, la publication de Válogatott versek (« Poèmes choisis ») en 1935, et la version définitive. Le fait que le poète ait remodelé ce poème dans une proportion plus importante qu’à son habitude montre que lui-même a pu percevoir dans celui-ci une certaine irrésolution esthétique. Mais nous allons voir que pour le lecteur d’aujourd’hui, cette irrésolution ou ces irrésolutions concernant le problème du Moi évoqué plus haut rendent le texte encore plus passionnant.
Le sujet qui parle, dans les poèmes de Füst, évolue pour ainsi dire dans un espace situé entre le Moi et le Nous. Dans ses poèmes les plus significatifs, il est capable d’exploiter cette situation intermédiaire avec une grande force poétique, tout en réussissant à conserver l’oscillation incertaine entre les deux pôles du Moi et du Nous. Dans une étude précédente, j’ai avancé l’hypothèse que, dans les poèmes où le poète abandonnait cette sphère intermédiaire pour laisser s’affermir sa position de sujet parlant, cela donnait alors des œuvres esthétiquement plus problématiques[1]. Encore que je formulerais plutôt, aujourd’hui, cette pensée sous la forme d’une question ; il m’apparaît incontestable que nous devons commencer l’analyse de l’objectivité chez Füst par un examen des positions changeantes du locuteur à l’intérieur d’un même poème. Il peut apparaître alors que l’objectivité recouvre un sens beaucoup plus large que ce que suggérait la note en bas de page à laquelle nous faisions allusion plus haut (et abandonnée ensuite par le poète dans les éditions plus tardives). Quoi qu’il en soit, la manière dont Füst se positionne dans sa production lyrique qui se raréfie, la manière, autrement dit, dont se modifie cette étrange construction du Moi à la fin des années 20, est une question passionnante.
Le titre du poème reste le même dans toutes les variantes. Probablement parce qu’il remplit avec une rare force cette fonction que l’on est en droit d’attendre de tout bon titre. Il résume et amplifie, il enrichit par l’aura de nouvelles significations la portée de l’œuvre. Il est important de noter que le poète parvient à un tel résultat, non par la concision, mais précisément par son contraire : par le pléonasme, par la verbalisation excessive. Ce titre, à première vue, nous annonce clairement l’image qui domine l’ensemble du poème, la vision du fleuve embrumé. De ce point de vue, le mot « écume » ne serait qu’un simple substitut métonymique du fleuve, selon un cliché quelque peu rebattu. Mais si nous prêtons attention au sens métaphorique des mots « écume » et « brouillard », nous obtenons une structure sémantique plus complexe. L’« écume » renvoie à la surface des choses, au monde visible des apparences et des épiphénomènes, bien qu’elle soit en relation avec l’essentiel, avec le courant plus profond du fleuve, mais en même temps le recouvrant, au sens heideggérien du terme. Au-dessus de ce recouvrement, l’intention poétique introduit encore un autre recouvrement : le brouillard enveloppe le monde des apparences qu’il couvre-découvre, il le soumet à sa puissance. L’essentiel supposé des choses se retrouve encore plus éloigné de celui qui contemple l’image.
Le poème débute par une étrange césure, poursuivant ainsi dire le dilemme suggéré par le titre. Après l’expression « Sur le fleuve », c’est-à-dire après les premiers mots du poème, trois points de suspension signalent un arrêt subit. Ces trois points peuvent renvoyer à beaucoup de choses. En tout premier lieu au fleuve lui-même, dont ils rendent l’existence douteuse, en quelque sorte en lui ôtant cette adhésion que nous créons automatiquement dans toute manifestation langagière, conformément aux règles de la communication verbale. Quel fleuve ? Comment s’appelle-t-il ? Où se trouve-t-il ? Les questions se bousculent dans la brèche ouverte par les trois points. Et aussitôt surgit le doute : qui donc parle du « simple » fleuve ? Nous apprendrons par la suite que la sensation de flottement n’était pas sans fondement : il apparaîtra peu à peu dans le poème que le locuteur n’affirme rien en son nom propre, mais qu’il cite certains « témoins ». Les éléments définissant le temps et l’espace, tous sans exception, servent cette hésitation. Les bateaux ont coulé « cette semaine » ; impossible de savoir le lieu du naufrage, la cause, les circonstances, ou encore qui remorquait ces chalands. Le vers « Personne ne sait » du volume de 1935, le poète l’a corrigé en « Impossible de savoir », puis dans la version définitive l’a remodifié, restituant le vers original. J’interprète cela du fait que le texte final évoque plutôt un dialogue fictif. Le vers « Impossible de savoir » répond donc moins à la question « qui a remorqué les chalands » – expression d’ailleurs plus relâchée linguistiquement parlant –, elle s’ajuste moins bien à la situation d’énonciation du poème, constituée de deux types de discours : celui des témoins et celui du Moi qui les cite.
Les éléments du paysage – autrement dit le fleuve, les navires sortant mystérieusement du brouillard pour disparaître ensuite sans laisser de traces – et le devenir lui-même aussi semblent évoquer une scène de rêve. Ou mieux : non pas un épisode de rêve, mais sa projection dans le langage, son ombre-texte. Et cette ombre langagière évoquant l’indétermination pure possède une charge affective très forte, le point d’exclamation y fait allusion à la fin du troisième vers. Ce point d’exclamation peut exprimer l’action elle-même, puisque au bout du compte il s’agit d’une catastrophe, et à la fin du troisième vers on ne sent toujours pas quelle est la distance qui sépare le sujet parlant de ce qu’il dit. Mais il peut aussi exprimer ce que l’on trouve à la fin de la troisième partie, c’est-à-dire la contestation par le narrateur de ce qu’affirment les témoins : signe d’une accentuation affective de l’indignation.
(Les contemporains ont su également percevoir une similitude entre le cœur épique du poème et les communiqués de presse. En témoigne Frigyes Karinthy qui, dans le premier numéro de 1928 de Nyugat réagit en vers aux vers de Füst. Ce qui l’a inspiré, c’est le fait que quelques jours après la parution de Habok a köd alatt, un sous-marin a sombré près des côtes de Floride, et que la presse du monde entier a rendu compte, en direct quasiment, de l’agonie des cinquante personnes bloquées à l’intérieur. Mais le poème de Karinthy – qui était en réalité un pastiche de Füst – est construit sur un tout autre conflit de valeurs. Pour lui la souffrance humaine et la mort sont la réalité, et cette réalité, la presse internationale, corrompue dans son essence la plus profonde, la transforme en écume éphémère, et l’artisan, l’artiste-intellectuel favori du pouvoir, la ciselle pour en faire une sorte d’imitation mensongère d’œuvre d’art. Chez Füst en revanche, comme nous le voyons, nous ne pouvons pas être sûrs du déroulement des événements eux-mêmes.)
Les choses concrètes, que le locuteur cite du récit des témoins, contrastent avec le flou onirique, l’incertitude concentrée dans le début du poème. La « technique » visant à faire naître la vraisemblance en raison, précisément, de la contingence bizarre des faits rendus présents – qui est celle que nous connaissons dans le style journalistique ; certes pas seulement, loin s’en faut – doit être laissée entre guillemets. Pour accroître la vraisemblance de la description d’un événement difficilement crédible, la narration a employé de tout temps l’accumulation de détails apparemment déplacés. Ces détails ne pouvaient se fonder sur aucune logique pour démontrer la crédibilité des choses évoquées, mais indirectement, ils servaient tout de même à cela. Il suffit de songer aux Évangiles, qui usent abondamment de cette solution narrative, ou encore à la langue juridique pour laquelle nous savons que l’accumulation de détails revêt une grande importance. De ce point de vue, l’image du capitaine prenant son petit-déjeuner et celle du matelot tirant de l’eau sont à égalité d’importance, de même que le cliquetis de chaîne et le choc du seau. Ce n’est pas par hasard si ces vers, le poète les a plusieurs fois remaniés. Par un illogisme conscient, l’image du fleuve « se terrant jaunissant », « insidieux », « sournoisement lumineux » sous un brouillard épais, s’intercale avec des faits apparemment empiriques, tangibles. Les « bons témoins », donc, émettent d’une même voix des affirmations que l’expérience quotidienne de la simple observation visuelle considère admissibles, mais aussi des notations qui élèvent ces expériences visuelles au rang de fiction. Le fleuve se tient à l’affût des bateaux fantômes derrière la brume, comme la bête sauvage guettant le butin dans les buissons. Du moins c’est ce qu’ils soutiennent, eux, les témoins.
Insistons sur ce « eux », cette entrée de la troisième personne du pluriel dans la structure füstienne habituelle. Eux, les témoins, selon lesquels cette « densité de menus détails » avait résisté par rapport au reste « et faisait pressentir le comment des choses ». C’est alors qu’intervient, face à eux, ce Moi dont la situation d’énonciation se révèle parfaitement conforme aux exigences de la note de bas de page citée au début de notre article. Les témoins « mentent », dit-il, et il ajoute (ce qui déjà n’est plus tout à fait la même chose) : « La somnolence abuse leurs Sens. » Le Moi du Coryphée confronte ainsi le monde des témoins vivant dans la somnolence avec celui du Nous, qu’il place sous le sceau de la réalité et de la vérité. « Mais ils insinuent parmi nous, qui sommes des êtres réellement vrais / Qui sommes aussi de chair, lacérable avec les ongles / Cette somnolence exangue. » Nous pouvons noter ici une certaine concordance avec le poème de Karinthy : la réalité, critère du monde de l’humain de chair et d’os, c’est sa capacité à souffrir. Celui qui souffre, il est réel, il existe.
Certes le poème ne conduit tout de même pas à cette problématique : si c’était le cas, il n’aurait guère valu la peine d’en parler autant. Il n’aurait guère été plus que la représentation rhétorique d’un état de l’âme jugé selon un sens précis, et d’une manière poétique, avec une apparence poétique. Il se serait contenté comme le texte de Karinthy d’insister avec emphase sur la valeur de la vie humaine et en faveur d’un combat humaniste contre la souffrance. Mais chez Füst, l’enjeu est ailleurs, et l’invraisemblance spectrale et le grotesque de la situation d’énonciation du poème l’expriment avec beaucoup plus de précision que les éléments de pensée. Cela est dû principalement au fait que le comportement des « bons témoins » n’est pas motivé, et qu’il ne peut pas l’être. Mais alors quel peut être leur intérêt d’essayer de faire croire à leur somnolence ? Parce qu’ils veulent l’insinuer parmi les êtres de chair et d’os ? Quel genre d’être sont-ils donc ?
Le poète se soumet aux exigences de la rhétorique : il répond à la question des lecteurs muets concernant cette motivation. Certes, avec cette réponse, nous ne nous rapprochons pas le moins du monde de la solution : la situation d’énonciation devient encore plus bizarre, plus invraisemblable. Seule en réalité la source de l’invraisemblance  se déplace des événements prétendument racontés vers l’identité d’êtres – type humain, groupement humain ? – désignés par le « eux ». « Ces misérables voudraient qu’entre la somnolence et ce jaune incertain / passe notre petite vie comme passe l’écume, dont la trace se perd / Dans le brouillard, dans ces tourbillons, à jamais perdue pour la mémoire… » Mais l’énigme persiste : de qui s’agit-il, qui sont ceux qui aspirent à l’instauration d’une sorte d’ersatz de réalité perçue dans l’état de demi-veille plutôt qu’à un rapport fort à l’existence, éclairé par la lumière de la conscience ? Remarquons, dans la nouvelle version, l’adjectif « petit » ajouté pour qualifier « notre vie ». Ceux qui « avec leurs faux témoignages » veulent persuader leurs semblables de renoncer à la pleine réalité de l’existence, à vrai dire leur dérobent ce peu dont tout être humain a droit à la naissance : la possibilité de principe, au moins, d’une vie pleine, d’une vie remplie du voisinage de l’existence. Ils insinuent une sorte de « lueur douteuse » (une première version disait : « demi-vie ») en lieu et place de la réalité.
Pourtant, par la suite, nous apprendrons deux ou trois choses à propos de ces gens. Füst, logiquement, achève sa mise en scène du poème (après avoir rendu invraisemblable le début de celui-ci). Ceux qui se tiennent « debout sur leurs petits canots effilés » en observant le fleuve, ce sont des pêcheurs. Allant dans ce sens, István Vas, en 1934, faisait la remarque suivante : « Il y a dans la poésie de Füst un certain contenu épique spécifique. Bien qu’il raconte rarement quelque chose, presque toute sa poésie est pleine d’actions apparemment incongrues mais en vérité […] extrêmement logiques[2]. » Et il ajoute que « la précision des détails ne fait que renforcer l’invraisemblance de l’atmosphère dans son ensemble. » Nous pouvons en fait appliquer ces remarques à ce poème également. Notons dès à présent que le problème éthico-épistémologique qui, selon Vas (et selon la plupart des critiques de renom), apparaît dans Habok a köd alatt, est en un certain sens l’élément fondamental de la manière dont Füst élabore son monde poétique. On peut donc comprendre que sa vision du pêcheur mystérieux, qui selon la première variante « gagne sa vie en jouant, et en la jouant la reperd », conserve dans la toute dernière version, « il gagna son tout en jouant », tout son mystère, contre toute concrétisation ultérieure. Les pêcheurs assis sur la borne en pierre, ricanant devant la vieille vendeuse de galettes, il les compare, de façon totalement inattendue, à des rois à la fois avares et assoiffés de sang. Bien que la comparaison, d’une certaine façon, fasse avancer la problématique des crimes contre la vie, consistant à se satisfaire de miettes plutôt que de vivre la plénitude de l’existence, il construit cette sublime succession d’idées avec une imagerie tellement inattendue et une phraséologie tellement grotesque qu’elle stupéfie le lecteur. « Alors que l’existence elle-même, pour eux, ça ne vaut pas tripette !!! », écrit-il lors de la première publication dans Nyugat. La dernière version ne fait que renforcer l’inconvenance grotesque. « Alors que l’existence elle-même, pour eux, ça vaut pas un chenapsou ». Ici, un sentiment étrange et inquiétant s’empare du lecteur, qui n’est pas complètement dû à l’invraisemblance étrange de la vision. Cette dernière est caractérisée par Lajos Kassák de la façon suivante : « Comme si nous errions dans les jardins de contrées englouties : il n’y a rien de saisissable autour de nous, et pourtant tout est réel jusqu’à l’exagération[3]. »
Mais le mot « chenapsou » fait tellement dérailler la « progression émotionnelle » du poème, qui s’affirmait jusque-là (selon la catégorie füstienne) indéfectiblement pathétique, qu’il fait brusquement vaciller l’homogénéité du mode d’énonciation du Moi-Coryphée. (En outre, le mot fityfiring [chenapsou], contamination  de fityfiritty [chenapan] et de fitying [sou] est probablement une invention de Füst[4]). Remonte à la surface la possibilité d’autodérision, qui, dans le cas du grotesque füstien, est ici toujours présente. Les gestes de calotin, de prophète apparaissent toujours, chez ce poète, avec force et théâtralité, la plupart du temps dans le seul but, certes, de rendre par quelque étrange grimace le vide existant derrière ces gestes.
Il parle cette fois comme le faisait, dans l’un de ses premiers poèmes, un « prêtre du passé, boutonné jusqu’au menton, qui secoue solennellement les poings / en hurlant si fort que la campagne résonne, et qui, en d’étranges mouvements de mains, fabule en délirant. » Nous ne percevons qu’un signe annonciateur de l’autodérision, puisque même la vanité reconnue de la prédication ne peut dispenser le prêtre de l’obligation de prêcher. L’ironie grotesque s’explique par le tragicomique de la résistance inutile au sein de formes vides. Tout cela, dans ce poème, n’apparaît pas au niveau de la mise en scène, mais au niveau du traitement linguistique.
Lorsqu’on examine les variantes du texte, on remarque que les éléments exprimant un pathétisme excessif, ou une familiarité prophétique, y sont chronologiquement de moins en moins présents. Ainsi : « Qu’est-ce que la vérité pour lui ? », demande le locuteur dans la première variante ; « La vérité – quelle utilité pour lui ? », pouvons-nous lire dans le volume de 1935 ; la forme définitive du vers sera finalement la suivante : « Le monde existant, quelle utilité peut-il encore avoir pour lui ? » Le remplacement de « vérité » par « monde existant » révèle un style beaucoup moins exalté, moins propagateur d’une bonne parole. Le changement de l’exclamation « Ne soyons pas comme eux ! » en une simple affirmation, « Eh bien non, nous ne serons pas semblables à eux », participe d’un même effet (ce vers, lié au précédent, peut être également lu dans un sens ironique). Deux phrases précédemment impératives deviennent affirmatives : Au lieu de « Méfions-nous du délire… » et « Fermons les portes », nous pouvons lire : « Car il nous faut nous méfier du délire / et votre porte, vous feriez bien de la laisser fermée. » Ainsi le monde des êtres que jusque-là nous appelions des « pêcheurs », c’est le monde du délire. La demi-réalité, la pseudo-existence s’apparente à la folie, qu’il n’est pas permis de laisser entrer dans la sphère de la rationalité infrangible. À la place du virulent appel « Ne hurlez pas après ce qui n’existe pas ! », cette suggestion appuyée figure dans la version définitive : « Et ne criaillez pas sempiternellement après ce qui n’existe pas, ou ce qui n’est que vision d’horreur… »
L’élément modificateur (« sempiternellement ») et le complément (« vision d’horreur ») réduisent également l’exclusivité. Comme s’il avait voulu dire : même si l’existence humaine, en gros, ça marche avec le désir de ce qui n’existe pas, ou avec la poursuite de chimères, on peut et on doit y mettre des limites. Nous pouvons observer cette tendance à réduire le pathos en ceci que, au lieu de la « course terrestre » symbolisant le cours de l’existence humaine, on trouve dans la seconde variante « la région terrestre » et – plus de vingt ans après la première publication ! – dans le volume Szellemek utcája, le poète parlait même d’une « région douteuse ». Mais cela modifie très fortement l’éventail des possibilités d’interprétation, puisque, à travers cette expression, l’incertitude et la relativité redeviennent des caractéristiques générales de l’existence terrestre. Il ébranle la dichotomie entre « existence pleine-rationalité » et « aurore incertaine, demi-vie, délire ».
Le point d’exclamation du dernier vers, qui vient à la place des trois points de suspension de la première version, a donc un effet d’autant plus forcé, de même que le remplacement de « Seigneurs » par « Vous mes beaux Seigneurs ». Grande question : qui prend la parole ici ? Le plus probable, bien sûr, c’est que c’est le Moi jusque-là caractérisé en tant que Coryphée, qui, c’est possible, a réintégré le chœur. Mais au vu du nombre d’éléments qui introduisent le doute, nous pouvons aussi supposer qu’il parle en tant que Moi pour en quelque sorte se convaincre lui-même. L’incertitude du lecteur en tout cas peut être justifiée dans une large mesure, si l’on remarque que nous ne disposons pas du même genre d’images correspondant à cette pleine réalité, à cette véritable existence, que celles à travers lesquelles le poème présente la lueur douteuse du monde des pêcheurs. Seuls pour ainsi dire des formules négatives se font entendre : la véritable existence n’est pas une illusion, un espoir vide, le lot accidentel d’un jeu pur. Celui qui se situe sur le terrain de la plénitude, ce ne sont pas des miettes qu’il rassemble peu à peu ; en outre (avec une tournure grotesquement kitsch), la vieille vendeuse de galettes lui rappellera sa propre mère, et patient, paisible (dans un style soutenu, biblique), il fera l’éloge du blé.
Nous assistons donc à la confrontation de deux conceptions de l’ombre, ou, comme je l’ai esquissé au début de cette étude, au combat des « ombres du langage ». Le Moi, le Nous, le Eux, les marques de style et d’atmosphère liées à ce qu’ils veulent dire existent dans la pure sphère du langage. Au bout du compte, le poème de Milán Füst est un pastiche, ou du moins l’imitation d’un modèle de poème inexistant, qui est l’exaltation pathétique, biblique de la vérité, de la réalité de l’existence, de l’idéal de la rationalité, et en même temps la condamnation de tout ce qui ne peut pas correspondre à cet idéal. L’« objectivité » évoquée par les critiques peut être cette fois justement établie sur ce fait : le poème, avec une emphase profondément marquée, annonce quelque chose avec véhémence, d’où il apparaît finalement peu à peu, sur le mode indirect, que ce quelque chose est vide. Les voix humaines, ou comme on dit aujourd’hui les discours, luttent ici « dans l’espace froid », « dans le froid cosmique ». De telles expressions sont apparues dans le Journal de Füst quelques mois après la composition de ce poème. Nous trouvons en cet endroit même des notes qui témoignent que le poète était sérieusement préoccupé par la possibilité ludique de traiter l’existence de haut. Dans l’univers impitoyable qui ne reconnaît pas que l’être humain est un être sensible, il considère alors deux sortes d’attitude possibles. D’une part la résignation, lorsque, recroquevillés, nous attendons le coup, l’anéantissement inévitable ; et d’autre part la joyeuse frivolité du désespoir. Un tel être humain, « le cœur refroidi, verse dans l’austérité […], il copine froidement avec le danger – regarde en riant comment il perd son quelque chose, qui naguère lui était cher – voire précieux comme la prunelle de ses yeux –, il tient le coup en riant, tant que cela est possible, et s’éloigne en riant lorsqu’il le faut[5]. » Ce n’est pas un hasard si le Moi parlant du poète ne représente pas ce point de vue. La poésie fonctionne chez lui comme une défense contre le relativisme et le délire, comme une sorte de Moi supérieur.
Ce qui était dans le Journal une possibilité à méditer, devient dans le poème un danger qu’il faut condamner, qu’il faut repousser, refouler. Vis-à-vis de Kosztolányi, son ami, il connaît les mêmes dilemmes. Avec une ressemblance frappante dans les termes, il écrit en cette même année 1928 dans l’une des notes de son Journal : « Être amoureux de la surface du fait qu’il n’y a absolument aucun moyen de connaître l’essentiel. Ça, c’est le nihilisme même – Il s’est tôt détourné de l’effort de se laisser absorber par la connaissance de l’essentiel. Il préfère produire de l’écume, et même la faire mousser encore plus […] Il est ébloui par les simples apparences[6]. » Et plus loin : « […] il joue avec la fièvre et il l’a tellement bien apprivoisée qu’il ne veut plus s’en débarrasser d’aucune manière. Ce qu’il a gardé de sérieux, cela ne regarde ni vers Dieu, ni n’évoque jamais l’Esprit de l’Ordre […][7]. »
Füst a lutté toute sa vie contre le « relativisme impressionniste », contre le nihilisme de Kosztolányi ; il l’a considéré comme une composante réellement importante de sa propre conception du monde, pour laquelle on peut trouver un grand nombre d’arguments, mais qu’il faut dépasser absolument. Dont du moins il faut essayer de se débarrasser : c’est sa consigne morale concernant l’existence humaine. Il a dans le même temps vécu avec intensité et dans une profonde souffrance le fait que « lesdites grandes consignes » n’existaient que sous une forme vide, et que l’être humain, comme le serviteur froissé dans l’un de ses poèmes, recherchait inutilement le juge qui écouterait ses plaintes. Mentionnons que Habok a köd alatt a été publié dans Nyugat dans le voisinage immédiat de la nouvelle Sakálok (« Chacals ») de Kosztolányi, du reste peut-être pas par hasard. Le thème central de la nouvelle se présente en effet comme un jeu avec la folie. Que se passerait-il si quelqu’un, « avec son sens intègre », parvenait à se convaincre de quelque chose « qui fait éclater les limites de la raison, qui est le délire même » ? « Le monde se déformerait devant toi d’un seul coup », dit l’un des personnages de Kosztolányi. Le Moi du poème de Milán Füst n’aspire à aucun monde déformé, il repousse apparemment toute atteinte portée, sur le mode du jeu, aux limites de la raison. Mais derrière la résistance sérieuse, théâtralisée, se terre le doute et l’angoisse purs. L’indétermination abstraite du Moi, du Nous, du Eux, l’irrésolution du soliloque d’un côté, de la voix du chœur de l’autre, autrement dit ce qui ici ou là est à la charnière du dialogue – témoignent de tout cela. Ne l’oublions pas : ce prêtre du passé, « dans son délire », a menti, il a annoncé une vérité vide mais qui doit quand même être annoncée. « En cet instant, en effet, lorsqu’il te venait à l’esprit que je devenais fou, c’est toi qui devenais fou », peut-on lire dans la nouvelle de Kosztolányi[8]. La voix du discours dominant, dans Habok a köd alatt, redoute également cette folie qui la met en danger dans sa propre position. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de gommer du poème tous les excès de pathos ou de rhétorique.
Le poème de Füst témoigne du fait que le « chœur objectif » en tant que situation d’énonciation a été capable, au bout d’une quinzaine d’années, de servir foncièrement les créations lyriques importantes. « Füst n’est pas un poète néo-classique », observait Lajos Kassák dans l’ouvrage déjà cité. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui. L’objectivité de la situation d’énonciation n’est apparentée que de très loin aux efforts classicisants que l’on peut rencontrer dans la littérature hongroise au cours des années 20. En même temps, cette parenté lointaine a sans nul doute créé la base – au moins dans les milieux littéraires – permettant la réception plus large d’un Milán Füst d’un nouveau type. Pour autant, si cette parenté est restée relativement confidentielle, il est certain qu’elle a permis d’attirer l’attention de quelques jeunes poètes talentueux vers Füst. Concernant l’objectivité mentionnée ci-dessus, en revanche, nous pouvons dire, en comparaison du modèle des premiers poèmes, qu’elle se modifie quelque peu, prend un nouveau visage.
L’incertitude intérieure montrée dans Habok a köd alatt, le doute dissimulé sous un ton prophétique parviennent à s’exprimer ça et là dans la tension qui existe entre les voix prenant la parole, pour ainsi dire contre les habitudes du poète. Tout cela n’est pas sans effets sur l’esthétique même de l’œuvre. Ce poème ne compte pas parmi les chefs-d’œuvre les plus décantés de leur auteur. La conception du monde et le traitement de la langue, les dissonances dans les créations stylistiques et dans la mise en scène, ont apparemment travaillé dans le même sens, mais c’est en fait parce que cette unité volera en éclats en raison des tensions intérieures que je tiens cette œuvre pour l’une des plus passionnantes de Milán Füst au cours de la période de l’Entre-Deux-Guerres.

Gergely Angyalosi
(Traduit du hongrois par Thierry Loisel et Anett Barna)

 

 

Écume dans le brouillard

Sur le fleuve… des chalands ont coulé cette semaine,
Personne ne sait par où, personne ne sait comment, –
Ils ont émergé du brouillard, pour y disparaître à nouveau sans une trace !

Du brouillard, seul avait pointé leur nez, le temps de leur passage – Qui donc les remorquait ?
Personne ne sait. – Sur l’un d’eux le capitaine prenait son repas du matin,
Sur un autre un matelot tirait juste de l’eau avec un seau… le seau d’ailleurs cogna
Et il y eut aussi un cliquetis de chaîne, – c’est ce que rapportent quelques bons témoins.
Et qu’en contrebas l’eau se terrait jaunissante, insidieuse et attentive,
Sournoisement lumineuse derrière l’épais brouillard.

Et qu’ensuite tout le reste fut recouvert par le mouvement obscur.
Car un peu plus loin le fleuve avait produit de la fumée, clôturant quasiment le monde environnant
Que seule la densité de ces menus détails résista face au reste faisant pressentir le comment des choses… Eh bien !
À quel point certains témoignages peuvent concorder !

Pourtant j’ose affirmer que tous ces témoins sont des menteurs. La somnolence abuse
Leurs Sens. Mais ils insinuent parmi nous, qui sommes des humains réellement vrais,
Qui sommes aussi de chair, lacérable avec les ongles,
Cette somnolence exsangue.

Ces misérables voudraient qu’entre la somnolence et ce jaune incertain
Passe ainsi notre petite vie, comme passe l’écume, dont la trace se perd
Dans le brouillard, dans les tourbillons, à jamais perdue pour la mémoire…

Ils étaient là, debout sur leurs petits canots effilés à observer le fleuve – oh je les connais bien !
Pour eux, cette existence n’est que lueur douteuse, de la pleine réalité, ils s’en moquent…
Mais que pouvons-nous attendre de ce genre de pêcheur, qui est hautain et qui va jusqu’à taquiner sa propre mort
Et qui tant de fois perd sa vie, aussi, pour de vains espoirs ? Le monde existant, que peut-il bien valoir pour lui ?
Il gagna son tout en jouant, et en jouant le reperd.

Eh oui, ce sont eux qui ricanent aussi face à la vieille femme
Qui passe avec son panier chaque matin parmi eux et leur offrent des galettes
Et pas même à leur mère ils ne songent. Mais comme des rois à la fois avares et assoiffés de sang,
Assis sur la borne en pierre, ils picorent même les miettes de leurs mains grossières,
Plutôt que de laisser se perdre le moindre atome, grain de poussière de cette vie bien-aimée,
Alors que l’existence elle-même, pour eux, ça ne vaut pas un chenapsou.

Alors non, nous ne serons pas pareils à eux. Soyons plutôt paisibles comme nos ancêtres,
Car il nous faut nous méfier du délire.
Et votre porte, vous feriez bien de la laisser fermée.
Et ne criaillez pas sempiternellement après ce qui n’existe pas, ou bien n’est que vision d’horreur, –
Mais dans la paix et en faisant l’éloge du blé
Achevez votre course dans cette région douteuse…

Ces navires, mes beaux Seigneurs, n’ont jamais existé ! !
(Traduction Thierry Loisel.)



[1].   Angyalosi Gergely, A lélek lehetőségei, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1986.

[2]. Vas István, « Füst Milán olvasásakor », dans Az Ismeretlen Isten, Budapest, Szépirodalmi, 1974, p. 739.

[3]. Kassák Lajos, « Füst Milán », dans Csavargók, alkotók, Budapest, Magvető, 1975, p. 243.

[4]. Remarque de David Dávidházi.

[5].Füst Milán, Napló, Budapest, Magvető, t. II, 1977, p. 176.

[6]. C’est moi qui souligne (Note de l’Auteur).

[7]. Ibid., p. 195.

[8]. Kosztolányi Dezső, « Sakálok », Budapest, Nyugat, 16 nov. 1927, p. 664 ; repris dans Id. Összes Novellája, Budapest, Helikon, 1994, p. 997 s.